Son spectacle était terminé depuis un petit moment déjà. Comme chaque soir, Cleo était montée sur la scène de la Main au Chaudron, balançant ses hanches au rythme de la musique et des sifflets du public. Elle avait collé son plus beau sourire sur ses lèvres, revêtu ses yeux de biche aux longs cils papillonnant, et dévoilé sa peau petit à petit devant les regards avides qui ne se cachaient plus de la désirer. Joan ne les laissait jamais devenir vulgaire sur scène, elle ne les autorisait pas à ôter la totalité de leurs vêtements. Non, ce privilège était réservé aux bourses lourdes qui venaient ensuite soulever le rideau séparant la salle de cabaret des chambres du bordel. Cleo n'eut qu'une minute à attendre avant qu'une serveuse ne vienne frapper à sa porte pour l'informer du nom de son prochain client. C'était un habitué, un vieux pervers qui ne parvenait même plus à maîtriser son corps et qui achetait de copieuses quantités de potions vendues par Joan. Il laissait Cleo faire tout le travail, se contentant d'ordonner et de la rabaisser au moindre faux-pas. Il n'avait jamais été violent, le règlement de la maison le lui interdisait, mais Cleo sentait bien que l'idée même de lui faire du mal l'excitait au plus haut point. Elle n'avait pas voix au chapitre cependant, alors elle acquiesça et commença à se préparer pendant les quelques minutes qu'elle avait avant son arrivée. Le sorcier aimait la trouver totalement nue, assise sur le fauteuil qui décorait un coin de la pièce, les jambes suffisamment écartées pour qu'il puisse l'admirer dès le premier regard, posée là en soumission.
Heureusement, leurs entrevues n'étaient jamais bien longues. Cleo soupçonnait l'homme de devoir rapidement retourner auprès de sa femme qu'il trompait sans vergogne dans ce bordel. Elle laissa son masque retomber lorsqu'il referma la porte derrière lui, l'abandonnant sur ce même fauteuil, salie et honteuse. Mécaniquement, elle se leva et se traîna jusqu'à la salle d'eau masquée par un autre rideau pour se nettoyer. Le vieil homme était loin d'être le dernier client de la soirée. Si elle avait de la chance, quelqu'un l'achèterait pour plusieurs heures. Sinon, ce serait une succession de courtes entrevues et de toilettes rapides pour qu'aucune marque ne soit visible sur sa peau. Ils savaient tous qu'elle avait connu plus d'hommes que n'importe quelle femme digne de ce nom, mais ils aimaient conserver l'illusion qu'elle n'était qu'à eux, qu'elle ne se donnait qu'à eux. Ils aimaient croire qu'ils étaient les seuls à pouvoir écarter ses jambes fines et musclées, ou à saisir ses hanches dans des mouvements effrénés. Les hommes étaient si prévisibles. Tous les mêmes.
Lorsque la serveuse revint pour lui annoncer son prochain client, Cleo eut un temps d'arrêt. «
Tu es sûre ? » Mais sa collègue se retirait déjà, lui conseillant de se rhabiller un peu avant l'arrivée de la personne. Une femme. Cleo savait que cela arrivait parfois, mais c'était la première fois qu'elle même était demandée par une femme. La peur et l'appréhension commençait à s'imposer alors qu'elle attrapait rapidement des sous-vêtements et une robe de chambre en satin qu'elle serra contre son corps. Elle connaissait les hommes par coeur, mais n'avait aucune idée de comment contenter une femme. Certaines des filles s'amusaient parfois, seules ou ensemble, pour s'offrir quelques instants de plaisir voulu. Mais Cleo ne pouvait pas, son corps n'était en aucun cas synonyme de bien-être chez elle. Il lui était étranger. Elle se trouvait là, à fixer sa porte, perdue comme une adolescente qui n'aurait jamais été touchée. Quelle ironie.
Des coups discrets se firent entendre et elle se dépêcha d'aller ouvrir. Ne jamais faire attendre un client. Son sourire était là, mais ses yeux reflétaient encore son incertitude. Les clients ne perdaient jamais trop de temps à observer son visage. Cleo se décala pour laisser entrer la jeune femme. Elle était belle, c'était indéniable. Et au trémolo de sa voix, aussi appréhensive qu'elle. Le sourire de Cleo se fit un peu plus vrai lorsque sa cliente lui avoua n'avoir jamais eu recours aux services d'une fille de joie : ils étaient nombreux à ressentir ce besoin de se justifier dans les premiers temps. Jusqu'à ce qu'ils y prennent goût. Jusqu'à ce que leur désir prenne le dessus sur leur culpabilité d'asservir un autre être humain. Jusqu'à ce qu'ils ne puissent plus s'en passer.
«
Je veux apprendre » Ces trois mots étonnèrent Cleo, mais elle n'en montra rien. Si cette Natsiya était aussi novice qu'elle en la matière, elle ne verrait donc pas ses erreurs. C'était une bonne nouvelle. Elle s'approcha doucement, relâchant les pans de sa robe de chambre qui s'ouvrit sur un corps presque nu. «
Il n'y a que deux règles à respecter à la Main au Chaudron : pas de violence et pas de baiser sur les lèvres. Le reste de mon corps est à vous et je suis là pour répondre à vos désirs. » C'était à elle de prendre les devants, de lui montrer. Natsiya était là pour se laisser porter. Alors Cleo la contourna, dégageant sa nuque du bout des doigts pour venir déposer un baiser à la base de son cou. Sa peau était fraîche de l'air extérieur, mais elle ne tarderait pas à se réchauffer. Lentement, ses lèvres frôlèrent la peau de la jeune femme pour remonter jusqu'à son oreille qu'elle suçota tandis que ses mains glissaient le long de ses bras. «
Voulez-vous que je vous débarrasse de ces tissus encombrants ? » souffla-t-elle. Parfois, Cleo parvenait à se convaincre que c'était ce qu'elle voulait, qu'elle désirait son client et prenait plaisir à laisser leurs corps s'entremêler. Jusqu'à ce que la réalité vienne la frapper de plein fouet. Avec un peu de chance, la réalité serait longue à revenir ce soir.
© ACIDBRAIN